DÉNUDER L’ESPRIT

Dans un espace de circonstances où chaque geste, tout ce qui rompt en public l’immobilisme est déjà une prise de position, soit l’art n’existe plus, soit il se fond avec ce qu’on appelle le réel : impossible de l’en arracher, de voir une ligne de démarcation, et, par moment, on ne sait plus où est la poule et où est l’œuf. Tout ce qui composait la réalité a perdu son isolant et cette réalité, dès qu’on l’effleure, lance des étincelles d’une douleur absolument nouvelle, aveuglante et générale. Pour nous, traducteurs, le seul effort de traduction d’une langue à une autre (pas même le fruit de cet effort, le texte qui en résulte) était auparavant chargé métaphysiquement. Aujourd’hui, ce travail, outre son objectif principal de transmettre des sens entre les langues et les cultures, devient aussi une position, une vision du monde, un geste. Dans la mesure où l’on ignore, sur le plan technique, ce qui va advenir de l’édition de la littérature étrangère contemporaine, le choix de ce que nous traduisons est déjà une prise de position. Choisir une stratégie de traduction pour tel ou tel texte, même un choix aussi élémentaire que celui de la domestication ou de l’étrangeté, est également une prise de position consciente. Et ce sont loin d’être les seuls gestes qu’effectue le traducteur habituellement au quotidien, en temps habituel et quotidien. Le temps de l’habituel et du quotidien a brusquement touché à sa fin, et il est impossible, à moins de dénuder l’esprit de ses habitudes, de continuer à vivre et travailler sans renoncer à son intégrité humaine et professionnelle, sans trahir cette Qualité dont parle Pirsig dans Le Zen et l’entretien des motocyclettes.

16 mars 2022.

Traduit par Myriam Truel

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